Comme nous en avons fait part dans nos instances, le ministre Boulet a récemment déposé un projet de loi qui a été qualifié de « manœuvre explosive » par les principales centrales syndicales québécoises. Le PL89 viendra en effet restreindre le droit de grève en créant une catégorie de services minimaux à maintenir en cas de conflit de travail, s’ajoutant aux « services essentiels » déjà prévus dans la législation, notamment dans le secteur de la santé et des services sociaux. Cette nouvelle catégorie de services minimaux s’appliquera aux cégeps. Il est même prévu que des tierces parties puissent demander au Tribunal administratif du travail (TAT) de se pencher sur les services à maintenir. De plus, le ministre se donne un nouveau « pouvoir spécial », qui ne s’appliquera pas au secteur public et parapublic, en vertu duquel il pourra imposer l’arbitrage, mettant fin du même coup aux grèves en cours.
C’est une véritable déclaration de guerre aux travailleuses et aux travailleurs de la part du ministre Boulet. Fidèle à un certain discours politique, il oppose les vilains syndicats à la pauvre population prise en otage, comme si nous n’en faisions pas nous-mêmes partie et comme si les luttes pour de meilleurs services publics ne finissaient pas par profiter à tout le monde. Bref résumé des principaux aspects problématiques du projet de loi.
Le projet de loi ajoute au Code du travail un chapitre sur les « services à maintenir pour assurer le bien-être de la population ». Ceux-ci sont définis comme les « services minimalement requis pour éviter que ne soit affectée de manière disproportionnée la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population, notamment celle des personnes en situation de vulnérabilité ».
Le gouvernement pourra, par décret, donner autorité au TAT pour déterminer si de tels services minimaux doivent être maintenus. Le décret demeurera en vigueur jusqu’à la signature d’une convention. Une des parties en cause dans le conflit pourra ensuite simplement interpeler le TAT pour demander d’établir une liste de services minimaux. À partir de ce moment, les parties patronales et syndicales devront négocier cette liste, période pendant laquelle la grève ou le lock-out pourront se poursuivre, sauf si le tribunal estime que des « circonstances exceptionnelles » justifient de les suspendre. Le TAT pourra accepter la liste soumise ou la modifier. Fait inusité, même après l’établissement des services minimaux à maintenir, n’importe qui pourra s’adresser au TAT pour demander de reconsidérer la liste… C’est poursuivre dans la voie de la sacralisation du citoyen-client, qui ne doit pas rencontrer d’entraves dans la poursuite de ses intérêts individuels.
Le PL89 ajoute aussi un chapitre sur le « pouvoir spécial du ministre ». Ces dispositions ne s’appliqueront cependant pas au secteur public et parapublic. Quand le ministre déterminera qu’une grève ou un lock out « peut causer un préjudice grave ou irréparable à la population », après échec de la médiation/conciliation, il pourra prendre avis de déférer la question à un arbitre. Cela suspendra alors la grève ou le lock-out en cours. Les parties auront 10 jours pour s’entendre sur la nomination d’un arbitre, à défaut de quoi c’est le ministre qui le nommera… Imaginez alors de quel côté celui-ci penchera ! Nous pouvons croire que, dans les circonstances, la partie patronale n’aura aucun intérêt à s’entendre avec la partie syndicale. Au terme du processus, l’arbitre aura le pouvoir de déterminer les conditions de travail, c’est-à-dire d’imposer une convention collective.
Il faudra lutter pour éviter ces reculs !
Lien vers la lettre ouverte des centrales et syndicats : https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2025-03-14/projet-de-loi-89/une-manoeuvre-explosive.php
Un droit de grève déjà encadré et limité
Le droit de grève est déjà bien encadré, particulièrement dans le secteur public et parapublic. La législation vise déjà, en théorie, à s’assurer de maintenir un équilibre entre partie syndicale et partie patronale. On peut bien sûr douter qu’un tel équilibre est atteint. Pour l’illustrer, rappelons quelques dispositions du Code du travail.
D’abord, les travailleuses et les travailleurs ne peuvent pas exercer la grève alors qu’une convention collective est en vigueur. Le droit de grève est donc strictement associé à l’enjeu de la négociation des conditions de travail. Par exemple, en théorie, nous n’aurions pas le droit d’interrompre le travail pour protester contre le PL89, alors qu’il représente pourtant pour nous une menace existentielle. En effet, il fera encore pencher davantage l’équilibre du pouvoir du côté du gouvernement et des organisations patronales.
Ensuite, dans le secteur public et parapublic, l’exercice de la grève laisse assez peu place à la surprise. En effet, les organisations syndicales doivent donner un préavis de grève de sept jours ouvrables francs. Cela laisse amplement le temps à nos vis-à-vis de s’organiser et cela minimise les impacts des arrêts de travail.
De plus, de nombreux services et secteurs sont déjà touchés par des limitations du droit de grève. Par exemple, ce droit n’existe tout simplement pas pour certains emplois, comme les forces policières et les services de sécurité incendie. Dans d’autres cas, des établissements peuvent être touchés par les dispositions existantes sur les services essentiels. C’est le cas, par exemple, dans le secteur de la santé et des services sociaux, où le droit de grève s’applique de manière variable d’une profession à une autre.
Finalement, rappelons cependant qu’il existe des décisions judiciaires qui protègent les droits des travailleuses et des travailleurs. La décision Saskatchewan de la Cour suprême du Canada (2015) a reconnu le caractère constitutionnel du droit de grève. On peut se demander alors si le PL89 tiendrait la route devant les tribunaux. Doit-on par ailleurs s’inquiéter que ce gouvernement fasse fi de nos droits en invoquant la clause dérogatoire, comme il l’a déjà fait dans d’autres dossiers ? C’est à suivre.
Éducatrices des CPE et PL89
Dans le texte sur l’assemblée générale du CCMM, nous avons évoqué les négociations des éducatrices des CPE. Imaginez leur lutte dans un monde où le PL89 aurait été adopté. Ces personnes, qui exercent un métier essentiel, sans pour autant profiter de conditions de travail exemplaires et de salaires justes, auraient d’excellentes chances d’être touchées par un décret sur les services minimaux à maintenir. Contrairement à nous, elles pourraient de plus être visées par les dispositions du nouveau chapitre sur le « pouvoir spécial du ministre ». En effet, les CPE n’appartiennent pas au secteur public et parapublic. Le gouvernement pourrait donc suspendre une grève des éducatrices et imposer un arbitre, qui pourrait éventuellement décréter les conditions de travail.
Les éducatrices doivent déjà lutter férocement pour faire plier leur employeur. Imposons-leur le maintien de services minimaux. Limitons leur droit de grève. Laissons au ministère du Travail le choix d’un arbitre. Quel rapport de force conserveraient-elles ? Des travailleuses qui sont déjà parmi les moins favorisées, autant en termes salariaux que de conditions de travail, seraient à toutes fins pratiques condamnées à demeurer dans cette situation. Les programmes collégiaux qui préparent à cette profession peinent pourtant déjà à recruter. Cela devrait nous faire réfléchir. On voit clairement à qui profite le PL89 : pas aux personnes qui en ont le plus besoin !
L’application du PL89 à la situation des éducatrices des CPE soulève bien des questions éthiques. Le gouvernement adopte une approche racoleuse et s’adresse à nos tendances les plus égoïstes. Quel parent, en effet, accueille spontanément avec joie une grève dans les CPE ? Nous composons toutes et tous avec les mille et une obligations de la vie quotidienne. Un conflit de travail dans ce secteur vient certainement nous compliquer encore davantage la tâche. La tentation est grande, en adoptant une approche de « gros bon sens », d’accueillir favorablement une loi qui peut nous éviter certains désagréments. Mais à quel prix ? À quel prix pour les conditions de travail des femmes qui portent ces services à bout de bras ? À quel prix pour l’avenir de cette profession et des CPE ? À quel prix pour nous toutes et tous ?
Et surtout, à quelles fins ? Il y a quelque chose d’absurde à mettre en place des mesures qui, sous prétexte d’assurer une saine gestion des finances publiques et de protéger les plus vulnérables, auront pour impact de fragiliser encore plus les services publics et de précariser davantage des travailleuses qui exercent une profession essentielle, mais peu attrayante, en raison des conditions qui leur sont offertes.